Association  BPSGM          Les Basses Pyrénées dans la seconde guerre mondiale         64000 Pau

LAULHE Benoit. Réseaux. Passages. Passeurs.08: Le coût des passages.

 

LES PASSAGES: COÛT FINANCIER.

 

Benoit LAULHE – La Résistance dans les Basses-Pyrénées – Master U.P.P.A. – 2001 –

Fiche n° 8.

 

 

LES PASSAGES : COÛT FINANCIER.

     Indispensable pour les évadés qui souhaitent quitter le pays, convoitée par beaucoup de passeurs, l’argent tient une place centrale dans la «bataille des Pyrénées» et dans l’organisation des passages durant la Seconde guerre mondiale.
     Une étude spécifique de cette question en Béarn et au Pays basque peut pourtant paraître au premier abord superflue et éloignée du thème de la résistance. Toutefois, elle permet d’obtenir une vision très réaliste et concrète de cette activité tout en facilitant notre approche et notre compréhension des réseaux, des filières et des hommes.
Nerf de la guerre, l’argent a souvent dicté ou motivé durant cette douloureuse période de notre histoire, nombre de comportements et d’actes héroïques. Dans un milieu particulier, cette question suscite toutefois énormément de débats, mais également de grandes polémiques : celui des passeurs et de l’évasion.
     Si la rémunération des guides (fiche 7) et des différents agents (fiche 6) de l’armée de l’ombre par les évadés lors de leurs traversées semble être indispensable au bon fonctionnement des réseaux (fiche 1) et admise, certaines sollicitations choquent en effet de nombreux candidats (principalement parmi les personnes abusées ou trompées) et une partie de l’opinion. Ainsi, il peut être intéressant d’examiner dans le détail quelle place occupe ce facteur dans l’activité et pour quelles raisons ce sujet est longtemps resté tabou. Cette analyse nous permet en outre de mieux comprendre la structure et la vie de telles organisations, mais aussi le contexte, les motivations et les conditions d’accomplissement de certains actes.

     Le fait d’évoquer les problèmes d’argent et la gestion financière de certains mouvements dans la résistance quand chaque opération met en jeu des dizaines, voire même des centaines, de vies peut paraître aux yeux du public déplacé, maladroit et secondaire. Pourtant, en nous penchant sur l’organisation des réseaux, nous pouvons constater que ces facteurs jouent un rôle clé, essentiel et presque moteur dans leur fonctionnement et dans leur combat.
     Travaillant comme des entreprises, ces structures doivent en effet faire face à de nombreux frais, à des pertes matérielles et à des rentrées de fonds qu’il faut savoir gérer au mieux pour que l’organisation continue à mener ses actions dans de bonnes conditions. Principal soucis et premier secteur de dépense pour les réseaux d’évasion et les candidats isolés, l’emploi de passeurs est souvent considéré comme l’un des plus controversés et l’un des plus polémiques.
     Qu’ils soient professionnels comme les contrebandiers basques ou simples amateurs comme les agriculteurs et les commerçants des vallées béarnaises, ces guides ont besoin pour exercer cette activité de rémunérations. Dans un premier temps, elles servent à couvrir les différentes dépenses occasionnées par un passage : logement, nourriture, équipement. Par la suite, elles doivent également permettre à leurs auteurs de vivre et de faire vivre leurs familles en compensant financièrement le temps perdu sur les sentiers au détriment du travail de l’exploitation ou de l’affaire. Enfin, il ne faut pas oublier que cette tâche reste particulièrement dangereuse et nécessite donc par cela une « prime de risque »¹ très souvent justifiée.
     Cependant, si ces justificatifs sont généralement admis, les questions et les contestations arrivent lorsqu’on évoque les bénéfices réalisés et les tarifs pratiqués par ses « spécialistes de la montagne ». Avant-guerre, une journée dans les Pyrénées avec un guide professionnel coûte deux cents francs. Sous l’occupation, une prestation équivalente se paye cinq milles francs (dans le Béarn), soit vingt-cinq fois plus qu’en temps normal (l’équivalent de deux mois de salaire d’un ouvrier). Si un tel écart peut être en parti expliqué par les raisons précédemment évoquées, celles liées à l’exposition au danger (fiche 19) des résistants justifient sûrement le plus cette impressionnante inflation. En effet, un Ossalois qui s’engage par exemple à escorter et à mener un groupe de réfractaires du S.T.O. en Espagne prend souvent autant, voire plus, de risques en 1943 que ces derniers. En cas de captures ou de dénonciation, si l’interpellation est française, il écope dans le meilleur des cas d’une forte amende et d’une peine de prison. Toutefois, si elle est germanique, c’est la torture, la déportation et souvent la mort qui l’attendent.
     Au-delà de ces arguments, il faut également évoquer le fait que ce type d’activité reste particulièrement intéressant, matériellement et financièrement parlant Donnant la possibilité en peu de temps à ses auteurs d’amasser de très fortes sommes d’argent (parfois de véritables fortunes), cette activité fait rapidement naître dans les milieux montagnards de multiples vocations et de nombreux soit disant « spécialistes » (fiche 7) du passage. Ces derniers ne sont en réalité bien souvent que de simples ouvriers ou des agriculteurs attirés par l’importante demande, les fortes rémunérations et les possibilités de «progression sociale» (surtout pour ceux qui sont avant-guerre assez pauvres et pour qui ces emplois représentent une revanche). Cependant, à côté de ces « profiteurs », il ne faut surtout pas oublier l’engagement des nombreux guides résistants (la majorité d’entre eux) qui exercent cette activité pour de modiques sommes, parfois même bénévolement (il y en a quelques-uns un en Béarn et au Pays basque), par pur patriotisme ou pour aider les fugitifs.
     Ces importantes dépenses peuvent également correspondre à des «frais» indispensables (et spécifiques) aux opérations des réseaux. Les fonds sont ainsi très régulièrement utilisés pour le financement des différents agents de renseignement, pour le paiement des intermédiaires (fiche 6), des voyages en train (souvent jusqu’aux départements frontaliers), de la nourriture, du logement, des faux papiers, des équipements, mais aussi dans certains cas pour la corruption de douaniers espagnols (5) et la rémunération de guides sur ce territoire. Organisant et prenant en charge financièrement et humainement l’évacuation des fugitifs, de leurs lieux de résidence jusqu’en Espagne ou en Afrique du Nord, ces mouvements clandestins investissent ainsi dans chaque convoi et dans chaque évasion de très importants moyens. L’exemple du réseau Maurice (fiche 14), avec un total de dix-huit millions de francs de dépenses en seulement dix-huit mois pour cent cinquante évasions (près de cent vingt mille francs par fugitif), illustre à lui seul cette dérive économique et cette inflation des budgets dans le monde des passeurs.
     Communs pour les grands réseaux qui s’occupent du passage de militaires, de personnalités ou d’aviateurs, ces multiples frais représentent en général pour les candidats individuels et isolés des charges très lourdes, parfois insurmontables, qui peuvent faire avorter une tentative. En effet, au-delà des tarifs des passeurs qui sont souvent disproportionnés et exagérés dans ces cas-là, la fuite vers l’Afrique par l’Espagne pour ces « volontaires anonymes » (fiche 2) reste une aventure particulièrement coûteuse. Ainsi, à Sare au Pays basque, le seul passage de la frontière par un guide (dernière étape) pour un réfractaire du S.T.O. en 1943 se paye vingt mille francs alors qu’à la même date, à quelques kilomètres de là, à Ciboure, deux mille francs suffisent pour d’autres évadés. Dans ces cas-là, les conditions financières sont en effet imposées en fonction des « clients » ² (et de l’honnêteté des agents). La situation des juifs est en cela dramatique, car en plus d’être persécutés par les nazis, ils sont volés par beaucoup de passeurs qui leur demandent de véritables fortunes et bien souvent des objets de valeur personnels.
     Cependant, au-delà de cette catégorie d’évadés et des quelques exemples extrêmes évoqués pour les « indépendants », la transaction s’effectue généralement après négociation et marchandage. L’accord porte ainsi souvent sur un montant proche de cinq milles francs. L’argent reste donc vital pour le client comme pour le passeur, beaucoup de filières locales ne disposant pas d’autres ressources. Ce n’est pas toutefois le cas des grands réseaux qui, en plus de la faible participation des candidats, bénéficient d’importants dons et subventions des services secrets britanniques et français qui envoient pour leur fonctionnement d’importantes sommes (les trois quarts en fausse monnaie).
      Pourtant, si cet argent soigne de nombreux maux, il peut par ailleurs créer de nouveaux problèmes pour ceux qui le possèdent ou ceux qui le convoitent. Pour les passeurs qui l’ont gagné, il faut tout d’abord se méfier des jalousies, des dénonciations, et de la suspicion face à un enrichissement trop rapide. D’un autre côté, les guides ont tout intérêt à en profiter ou à le convertir rapidement, car à la fin de la guerre cette grande quantité de fausse monnaie (en admettant qu’elle vaille encore quelque chose après les nombreuses dévaluations) risque d’intriguer les forces de l’ordre qui vont sûrement enquêter sur son origine et la saisir. De même, au-delà de ces problèmes de gestion des fonds, les dangers causés (fiche 19) par l’avidité des concurrents ou des envieux sont souvent présents et dramatiques par leurs conséquences. Ainsi, la forte inflation liée aux sommes versées pour le passage des aviateurs crée par exemple de nouvelles vocations chez des montagnards qui ne voient que le profit et oublient les compétences nécessaires. Ceux-ci se lancent alors dans ces aventures à leur détriment mais surtout à celui des évadés. Pire encore, il est fréquent que certains guides exagèrent leurs tarifs face aux plus faibles, les volent ou les abandonnent en cours de route quand ils ne les livrent pas aux Allemands, empochant ainsi un triple salaire avec le paiement des fugitifs, la récompense des nazis et le vol des bagages (l’exemple de Jacques Meyer ou l’affaire del Estai (fiche 21) illustrent parfaitement ces tragédies). Parfois, cette avidité se manifeste également en pleine ascension sous la forme de lâches chantages des montagnards qui menacent de partir si les évadés ne donnent pas leur argent ou leurs bijoux (fréquent pour quelques guides mauléonais).
     Cependant, ces quelques cas, si horribles et condamnables soient-ils, ne doivent pas pour autant ternir l’image des honnêtes passeurs qui ont, pour de modestes sommes (mille cent francs pour M. Sasenave, de Bielle, ou M. Soulé, de Tardets, qui en prend autant pour cinq traversées) ou pour de simples quêtes une fois en Espagne (en expliquant aux évadés que leurs biens sont de toute façon saisis par les policiers lors de leurs arrestations), risqué véritablement leurs vies pour des valeurs patriotiques et humaines pures.

     Question très présente dans les dernières étapes des évasions, les problèmes d’argent et de financement peuvent avoir suivant la structure et l’importance du réseau ou de la filière un intérêt différent.
     Nécessaire pour les guides comme pour les évadés, ces systèmes de paiement peuvent toutefois se transformer en encombrantes preuves d’activités illicites ou en objet de jalousie pouvant être fatal.

¹ Poullenot L, Les Basses-Pyrénées, occupation, libération, 1940-1945, Biarritz, J et D éditions, 1995, 368 p.
² Eychenne E., Les Pyrénées de la liberté, Paris, éditions France Empire, 1983, 380 p.

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